59/66
Date : 04-12-2024 18:29:46
Saloperie de biodiversité.
Hier, j'ai voulu tondre...
Avec ce foutu dérèglement climatique, il fait 22° en plein mois de février. D'habitude, je ne m'occupe pas de ma belle pelouse l'hiver. C'est bien simple : y'a rien qui pousse.
Mais là, j'ai été pris de court : des mauvaises herbes en veux-tu en voilà se sont mises à pointer leurs sales tiges au beau milieu de mon tapis d'herbe verte.
Ni une ni deux, j'ai sorti ma tondeuse. Un sacré engin, si vous voulez mon avis. Une tondeuse de précision, avec une mini-cabine, la clim' et tout ! Aucune tige, même de la pire espèce, ne peut y résister.
J'ai fait rentrer le monstre dans mon jardin, donc, et je l'ai démarré. J'allais relâcher l'embrayage quand un piaf déguisé en clown s'est posé juste devant, à un mètre à peine. Cet espèce de sans-gêne s'est mis à déchiqueter les plantes sauvages et a envoyé valser les graines un peu partout.
J'ai hurlé.
Je suis descendu de mon gros engin rutilant et j'ai commencé à faire des prises de karaté dans l'air pour l'impressionner.
Au lieu d'être effrayé, l'oiseau m'a jeté un regard de biais, a levé un sourcil suffisant et m'a fait un fuck avec sa patte, avant de retourner à ses occupations de bouffe-tout.
Là, c'en était trop. Qu'un oiseau déguisé en clown se promène sur ma pelouse, OK. Qu'il se nourrisse dans mon jardin, pourquoi pas. Mais qu'il en foute partout comme un sagouin, non.
Je suis remonté dans mon engin (vous ai-je déjà dit qu'il était superbe?) et j'en ai actionné les manettes. La superbe machine a grondé et d'un coup a bondi.
Dégage, le piaf ! hurlai-je comme un hystérique. J'arrive, et mon engin est énorme !
(A ce point de l'histoire, je vous demanderai, mesdames et messieurs, de ne pas penser à des choses déplacées : c'est bel et bien ma tondeuse qui est énorme.)
L'oiseau ouvrit le bec de surprise et en laissa tomber toutes ses graines. Ahah, s'attendait pas à ça, ce con.
A une vitesse prodigieuse (au moins 5 km/h), j'ai foncé vers le volatile qui s'est envolé d'un coup d'aile. Ce fils du démon est rentré dans la cabine de mon merveilleux engin et a commencé à me harceler en voletant partout autour de mon visage.
En criant, j'ai agité mes mains dans tous les sens. A un moment, j'ai percuté un levier. Le levier qu'il ne fallait pas percuter. La machine a fait une embardée et a terminé dans le mur de la maison.
J'ai pleuré. L'oiseau, lui, est parti en ricanant. Il est retourné dans le jardin et a recommencé à picorer comme si de rien n'était.
Je suis sorti de la cabine et je me suis assis sur ma pelouse maudite, brutalement pris d'affliction. L'oiseau continuait d'effilocher les plantes sauvages, tapissant mon jardin de graines infernales.
A un moment il a levé la tête et m'a considéré longuement avec sa tronche de révolutionnaire. Tandis que ma rutilante tondeuse fumait, encastrée dans le mur de la maison, la petite bête a sautillé vers moi et s'est perchée sur mon genou. Elle m'a regardé avec un air de tendresse et m'a dit : "je dois bien manger."
J'ai tenté de lui foutre mon poing dans la gueule en lui hurlant d'aller manger ailleurs, mais l'oiseau a paré le coup et s'est reposé tout aussi délicatement sur mon genou.
"La peur mène à la colère, la colère mène à la haine, la haine mène à la souffrance. Où te situes-tu sur l'échelle de la décadence ?" a-t-il récité avec son air de jeune premier.
Oohlala, ta gueule avec tes phrases toutes faites, que j'lui ai dit.
Et puis le piaf s'est lissé les plumes et m'a tendu une graine. "T'en veux une? Goûte, c'est vachement bon."
J'ai décliné.
"C'est facile pour toi", m'a alors dit l'oiseau. Comme je l'interrogeais du regard, il a continué : "Oui, c'est facile. Tu ne produis pas ta nourriture. Tout ce que tu as à faire, c'est d'aller dans un magasin, et tu peux acheter ce que tu veux."
"Et alors, que j'lui dis, toi aussi tu peux bien aller n'importe où, pour te nourrir."
"Ah oui? m'a dit l'oiseau. Regarde ton jardin, tu ne supportes pas la moindre plante sauvage. Regarde autour de toi, tes voisins font de même. Du gazon traité, des graviers, de l'herbe en plastique, du béton. Et quand on sort de la ville, des champs fauchés et labourés. Et sur le bord des routes, dans les jardins publics, on fauche très tôt parce que les plantes sauvages "c'est sale, m'voyez". Alors, on fait quoi, nous ? On va là où on trouve de la nourriture. On s'adapte. On n'a aucun moyen d'être entendus et, dans l'histoire, personne ne se soucie de nos galères silencieuses."
Je jetai un œil quelque peu coupable vers l'oiseau.
"Que diable cherchez-vous ? Demanda-t-il. Vivre seuls ? L'industrie a conditionné vos réflexes : vous aspergez des êtres dont vous ne connaissez ni les miracles, ni la beauté. Vous vous extasiez du dernier objet technologique à la mode, mais vous en oubliez d'être lucides sur le monde qui vous entoure. Pourtant, les miracles sont là, tout autour de vous. Chaque petite chose naturelle qui vous entoure est un miracle."
Comme je tiquai sur le mot miracle, l'oiseau reprit :
"Oui, un miracle. Chaque petite chose qui vous entoure est d'une complexité inouïe, et toute cette complexité n'est que le fruit du hasard. N'est-ce pas déjà là un miracle ? Regarde autour de toi : chacune des choses naturelles qui t'entoure procède du hasard."
Il continua :
"Un jour, un homme a dit "songez qu'un brin d'herbe serait la découverte du siècle s'il était découvert sur une autre planète." Ton jardin, si tu le laisses s'épanouir, deviendra avant peu un lacis de petits miracles, les ramilles palpitantes de la nature. Sois pour un temps oublieux de ce qu'on t'as mis dans le crâne. La beauté de la vie dépend de ton regard, et ton regard n'est pas une fatalité. L'observation attentive de la nature vivante forge un tour d'esprit inévitablement empathique. Et l'empathie, si elle peut être dure à assumer pour celui qui la subit, est toujours un avantage pour celui qui la reçoit."
Comme je méditais là-dessus, l'oiseau termina :
"Sois empathique, humain, et pense que chaque parcelle épurée est une occasion manquée pour la biodiversité."
|